Jacques Serena | Avec les sans
Pratiquement chacun de ceux avec qui je travaille en ateliers d’écriture aspire (et pour cause, vu le public, en général) à un grand changement dans sa vie. Or, toute ambition de changement réclame un important travail de la pensée et de l’imaginaire, c’est-à-dire, là, un besoin d’abord de comprendre le monde où sa vie se déroule et de sentir qu’il pourra en être acteur. Tout le monde parle et semble d’accord pour qu’existe ici une certaine démocratie mais il n’y a pas et ne pourra y avoir d’authentique démocratie sans une intense pratique de la pensée individuelle et collective.
Celui qui ne pense pas, qui n’arrive pas à donner une forme et une direction à sa pensée, est, dans l’environnement urbain actuel, largué, condamné. Celui qui pense n’est pas assuré de s’en tirer, mais celui qui ne pense pas est certain de ne pas aller bien loin. D’autres vont réfléchir pour lui, il ne va pas pouvoir trouver ses arguments, sans parler de les étayer. A partir de là, soit il laisse tomber, se laisse bluffer, abuser toute sa vie, soit il s’en remet à la violence, tout ce qu’il lui reste. Pas que je sois forcément contre, la violence ça peut être sain, nécessaire, voire rituel, mais quand on ne sait pas pour quoi ou contre quoi on agit, c’est assez vite pathétique. Ils vont se trouver à quatre, cinq, vont brûler quelques voitures, n’importe où, n’importe quand, généralement en bas de chez eux, en retour ils se font serrer, tabasser, au résultat ils sont perdants. Ceux avec qui je travaille à tous les coups perdent.La pensée n’empêche pas la violence mais elle permet de ne pas y être contraint, d’être violent si on le juge opportun, en connaissance de cause, on a le choix, ça donne cette liberté. En atelier d’écriture, il s’agit essentiellement de révéler des pensées à elles-mêmes, de donner le recul indispensable par rapport à ce qu’on croyait être, faire, penser (que ce soit pour être conforté ou détrompé). Il s’agit de comprendre le pouvoir des mots, ce qu’ils peuvent pour soi, pour les autres. D’arriver à se faire une pensée cohérente et par là pouvoir se faire entendre efficacement. Aujourd’hui, même s’il est réputé démodé de s’en souvenir, le lot de chaque citoyen est encore de faire le monde, la société, c’est-à-dire d’aider à être mieux dans la société. Et, bien sûr, le drame est qu’aujourd’hui la grande majorité des gens est faite de planqués, de ces fatigués pour qui la pensée est un luxe, une affaire de dirigeants, d’experts, de spécialistes, d’intellectuels. S’agirait-il donc de politiser le verbe ? Si politiser une société c’est faire en sorte que chaque individu qui en fait partie puisse penser, alors oui, évidemment.A Toulon, par exemple, pendant six mois, avec des défavorisés, on a tenté de penser ensemble. On était là une vingtaine, au départ on ne se connaissait pas, il y avait ceux qui sortaient de prison, les sous alimentés, les sans domicile, avec problèmes de dépendance, alcool, codéine, antidépresseurs et autres. Ensemble on s’est réapproprié l’usage de la réflexion, de l’esprit critique. Il n’y avait pas d’autres enjeux, pas les inévitables débats sur les banlieues, chômage, clandestins, lois. La première chose à regagner c’est d’abord ça, la pensée quotidienne, permanente. C’est la richesse fondamentale, ça vient avant le travail, avant les papiers, avant tout. Là, bien sûr j’entends le choeur se récrier à l’utopie, au rêve, à l’idée d’intello qui n’en a rien à faire de la réalité, de la misère des gens. Comme toujours je me bornerai à rabâcher que toute lutte est pour celui qui se bat un champ de fonctionnement de la pensée. Qu’il y a bien sûr ce qu’on revendique, et là évidemment mieux vaudrait gagner que perdre, mais il y a aussi ce qu’on a produit, décidé, inventé ensemble, dans ces moments-là, et ça, même si on n’obtient pas ce qu’on exigeait, on ne le perdra pas.
Par exemple les taulards de la maison d’arrêt de Nice, avec qui j’ai fait un bon bout de chemin, qui bien sûr au départ étaient venus dans la perspective de dénoncer des injustices, des conditions inhumaines, et pour pouvoir d’obtenir un minimum de respect de leur dignité (c’est-à-dire que soient observés les quelques droits qu’ils ont en principe encore), dans cette perspective ils ont bien sûr perdu, mais par contre avant la fin ils se sont rendus compte qu’ils avaient mené une lutte dans laquelle ils avaient fabriqué de la solidarité, de l’estime, de la vie, qu’ils s’étaient rendus plus intelligents, qu’ils s’étaient ouvert un nouveau champ de réflexion, et de compréhension, qu’ils avaient gagné, là, quelque chose d’essentiel. Les combats sont toujours des occasions de créer de l’intelligence commune, de l’éveil. Et contre ça, les matons, ou similaires, ne peuvent rien. Il faut toujours créer un champ sur lequel les autres n’ont pas de pouvoir. Ils pourront bien rogner tant qu’ils voudront les avant-postes, grand bien leur fasse, ça, ils ne l’auront pas. Un atelier d’écriture pourrait pour moi se dire comme ça : Champ de fonctionnement de la penséeS’il est une quelconque reconnaissance pour l’écrivant, c’est avant tout dans ces parages-là, s’étant donné les moyens de se reconnaître lui-même, il est en mesure de se rendre compte de sa différence, de l’apprécier, de pouvoir éventuellement la revendiquer. A force d’écrire, le noeud de sa pensée se dégage, on tourne autour du pot de cercles de moins en moins larges. On passe sur l’endroit, on sent que c’est ça, c’est là, on est dessus. Que ça fasse du mal, ou du bien, n’est pas la question. L’important est de savoir qu’on est vraiment sur quelque chose.
Entre parenthèses, pour ce qui est de cette question sempiternelle de savoir s’il faut plonger dans les éléments autobiographiques ou les éviter à tout prix, elle tombe vite d’elle-même, devant l’évidence qu’on se trahit (et donc se révèle) autant, sinon pire, dans toute abstraction ou fiction, et se travestit souvent davantage sous couvert de souvenir ou d’aveu, on se fait si évidemment plus d’illusions sur son passé que sur son avenir. La pensée devrait toujours essayer, comme ça, de se mettre sur des choses conséquentes. L’ennuyeux, c’est quand elle est à côté de la plaque. Aujourd’hui, la grande majorité de la pensée est n’importe où, dans les trous. Il n’y a qu’à entendre les discours, débats, enjeux, commentaires télévisés. Comment s’y intéresser, comment ne pas se moquer de savoir qui a raison ou tort, si c’est vrai ou faux, ça ne parle de rien, à partir de rien, ça parle sur soi. Et les mots eux-mêmes sont employés n’importe comment. Il est intéressant de constater que les slogans artificieux des partis extrêmes rallient les régions les plus sous-développées culturellement. A Toulon font toujours facilement recette les dangers relevant de phobies de névropathes et les réponses ineptes et musclées. Comme par exemple quand notre préfet de l’époque est venu dire sur TF1 qu’il espérait que les profanations de tombes n’étaient pas une riposte à la déprogrammation d’un groupe de rap. Faire des déclarations de ce genre c’est faire déjà un lien de causalité, il y a là manipulation grossière, quelque chose de fondamentalement tordu, mais c’est aisément démontrable, démontable, par un simple travail de raisonnement. Je pense que mon travail est d’aider à ce qu’on voie clairement par soi-même ce genre de fausse logique. L’étonnant restant que les gens, et en première ligne les médias, en soient réduits à laisser impunément dire, et à répéter, et à finir par croire. Ils n’accepteraient pas qu’on leur marche sur les pieds mais se laissent allègrement tous les jours écrabouiller les neurones.Les exclus, taulards, sont d’une certaine façon privilégiés, du fait qu’ils sont en position de devoir changer. Les changements ne sont jamais faits que par des périphériques, surnuméraires, des êtres qui ne sont plus dans l’ensemble social, et ne voient plus comment ils pourraient à nouveau l’être dans la donne actuelle. Les plus mal lotis des gens du dedans peuvent être réformistes, espérer être un peu mieux lotis, mais ils ne veulent pas changer tout le dispositif. On préfère ne pas trop bousculer la structure existante quand on se trouve à l’intérieur. Alors que ceux qui ont été rejetés à l’extérieur, qui n’ont plus d’emploi, plus d’adresse, plus rien, et plus l’ombre d’une chance d’avoir, ils n’ont plus rien à perdre, rien à garder, ni leur vieille idée d’eux-mêmes.
Aujourd’hui, dans ce pays, un espoir de changement est avec les sans.